Les ordonnances Macron, ainsi que les décisions judiciaires intervenues en France et à l’étranger concernant les plateformes de mise en relation type UBER, interrogent sur le point de savoir si ces modèles économiques doivent nécessairement être appréhendés sous le prisme du droit du travail.

Le débat de l’ubérisation face au droit du travail fait face à plusieurs difficultés, notamment :

  • Cette notion, initialement proche du modèle de la plateforme qui en est à l’origine, désigne depuis l’édition 2017 du Robert : « Transformer [un secteur d’activité] avec un modèle économique innovant tirant partie du numérique », ce qui de facto englobe de bien plus nombreuses autres activités. UBER ou DELIVEROO ne représentent qu’un nombre restreint d’acteurs, chaque opérateur ayant ses particularités, une coordination plus ou moins fortes des travailleurs indépendants, etc.
  • Il faut bien sûr distinguer le cas du recours à la sous-traitance « classique » (celui de la société qui externalise certaines de ses prestations, comme par exemple la maintenance par exemple).
  • Il existe d’autres phénomènes qui questionnent le rapport au travail et l’adéquation des législations actuelles, historiquement construites comme un droit industriel avec un mode d’organisation hiérarchique : autonomie de plus en plus forte de certains salariés, porosité grandissante entre sphère professionnelle et privée, mobilité, etc.

Enfin, il faut rappeler qu’en droit Français, le lien de subordination juridique, qui est le critère déterminant du contrat de travail, est depuis longtemps plus intense que la situation de dépendance économique qui constitue un simple indice.

Si bien que, le constat selon lequel certains travailleurs indépendants se trouveraient sous la dépendance économique d’une plateforme numérique ou d’un donneur d’ordres, ne suffit pas à traiter la situation sous l’angle de la requalification en contrat de travail, mais pose plutôt la question de savoir de quelle protection sociale ces travailleurs pourraient–ils bénéficier ?

UBERISATION ET RISQUE DE REQUALIFICATION EN CONTRAT DE TRAVAIL

La requalification en contrat de travail est prononcée par les juges lorsqu’une prestation est exercée contre rémunération sous un lien de subordination juridique, c’est-à-dire « sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

Le critère de subordination juridique a évolué, allant jusqu’à reconnaître la qualité de salariés aux participants d’émissions de télé-réalité (Ile de la tentation, Koh Lanta). La Cour de Cassation précisait alors que « Dès lors qu’elle est exécutée non pas à titre privé, mais dans un lien de subordination, pour le compte et dans l’intérêt d’un tiers, en vue de la production d’un bien ayant une valeur économique, l’activité, quelle qu’elle soit […] est une prestation de travail soumise au droit du travail ».

Il y a donc une évolution de la définition du contrat de travail pour tenir compte de la finalité économique de la prestation.

En outre, dans les arrêts récents concernant des travailleurs indépendants, le lien de subordination n’est pas tant dicté par l’exercice d’un pouvoir hiérarchique que par la faculté du donneur d’ordres de définir le cadre de travail et l’organisation dans lequel il doit s’inscrire. Si bien que la qualification de contrat de travail est désormais plus proche du service organisé dans lequel le travailleur est contraint de s’insérer, que d’une subordination pure et simple.

Ainsi, la finalité économique et la maîtrise des conditions d’exécution du travail semblent devenir le prisme de la requalification en contrat de travail et l’on pourrait craindre des requalifications en masse, que certains appellent d’ailleurs de leurs vœux.

Or, la question de la requalification en contrat de travail devrait rester un simple garde-fou permettant de redonner leur véritable sens à des relations qui ont été volontairement extraites du salariat, pour le contourner, sans faire de ce mécanisme un combat idéologique.

D’ailleurs, les décisions concernant des autoentrepreneurs, dont la relation a été requalifiée en contrat de travail, ne sont pas si nombreuses. S’agissant plus spécifiquement des plateformes de mise en relation, UBER a pu faire l’objet à l’étranger de requalifications (le 17 juin 2017 en Californie, le 28 octobre 2016 à Londres), tout comme ce fut le cas pour un chauffeur de la société Le Cab au mois de décembre 2016 en France. Mais d’autres décisions ont nié cette qualité, par exemple à un partenaire de la société Take Eat Easy (Cour d’Appel de PARIS le 20 avril 2017), ce qui a été confirmé récemment.

Comme par le passé, c’est un exercice pragmatique du cas par cas : en fonction des indices relevés, le juge requalifie ou non des situations qui de prime abord apparaissent pourtant proches.

Rien de plus normal au demeurant : la nécessité de protection n’est pas forcément la même pour un travailleur indépendant que pour un salarié, ni identique entre chacun des travailleurs indépendants ou chacune des entreprises de l’économie numérique.

VERS DES GARANTIES MINIMALES

Dès lors que la requalification doit uniquement rester un garde-fou, les travailleurs de l’économie numérique, à priori indépendants, ne doivent pas être systématiquement observés sous le prisme du droit du travail. En revanche, le développement de cette économie appelle à redéfinir la notion de travailleur, lequel n’est pas forcément salarié, mais peut en revanche avoir besoin de mécanismes de protections collective (par exemple en raison d’une certaine dépendance économique, etc.).

Il a ainsi été proposé de créer un « droit de l’activité professionnelle dépassant celui du travail et matérialisant un socle de droits fondamentaux applicable à tous les travailleurs, les différences de niveau de protection au-delà venant du degré d’autonomie » (Jacques Barthélémy et Gilbert). Monsieur SUPIOT a pour sa part formé une proposition à l’image de cercles concentriques, en fonction du degré de protection accordé au travailleur, la protection ultime étant celle du salariat.

La création du compte personnel d’activité s’inscrit dans ce mouvement, tout comme la responsabilité sociale des plateformes créée par la Loi El Khomri (Article L 7341-1 et suivants du Code du Travail) qui créée des droits pour les travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique et des obligations pendantes pour lesdites plateformes. 

En créant un régime spécifique, la volonté du législateur est clairement d’éloigner cette relation de la tentative de vouloir systématiquement lui appliquer le prisme salarial, pour affirmer son autonomie, son existence à part entière et pour ne réserver l’application du droit du travail qu’aux seuls cas de requalifications, c’est-à-dire de contournement. Bref, c’est l’office du Juge qui s’en trouve renforcé et c’est aussi une certaine justice sociale. 

La suppression du RSI au profit du régime général participera peut-être de cette tendance.

Un équilibre peut donc être trouvé et le défi posé par l’ubérisation n’est donc pas tant la remise en cause du droit du travail, qu’une réflexion sur les modes de travail et la protection sociale des travailleurs salariés ou non-salariés. Il faut espérer qu’une réflexion globale et cohérente interviendra pour éviter un millefeuille de mesurettes.



Cet article a été rédigé en tant que membre de la Commission Droit Social du Barreau de Lyon. 

Un « condensé » de cet article a été publié dans l’hebdomadaire LE TOUT LYON, n° 5278, du 7 octobre 2017

http://www.delmas-flicoteaux.com/item/26-le-droit-du-travail-doit-il-evoluer-face-a-l-uberisation